par Pascal Jacob
Entravé, enchaîné, enfermé, écrasé, fusillé, carbonisé, scié, découpé, transpercé ou tranché : le corps du magicien ou de ses assistants est souvent mis à rude épreuve pour les besoins de l’illusion. Se détruire et renaître sous les yeux ébahis d’un public participe à la fois de la mystification et du mysticisme : c’est sans doute là que réside une bonne part de ce désir d’invincibilité qui caractérise la création et la réalisation d’une multitu de de tours hantés par l’expression d’une invulnérabilité flagrante.
Défier
En 1586, le Français Jean Chassanion décrit dans son livre Histoires mémorables des grans et merveilleux jugements et punitions de Dieu advenus au monde1 un tour réalisé à l’arquebuse et à la « pistole » qui semble être une préfiguration du Gun Trick par Couleu de Lorraine. Ce dernier est abattu par l’un de ses assistants, en colère contre lui, anticipant ainsi l’impressionnante hécatombe provoquée au sein de la corporation depuis le XVIIe siècle par la réalisation de ce tour.
Magicien lui-même, soldat et présumé fondateur du cirque moderne, le Britannique Philip Astley a repris en 1762 The Bullet Catch, précurseur du tour du Fusillé vivant. La prouesse consiste à attraper avec la bouche une balle dont l’illusionniste lui-même est la cible. Tiré à une certaine distance par le magicien, un spectateur, des représentants de la police ou d’un corps d’armée local, le projectile a été soigneusement marqué au préalable pour lever toute suspicion de substitution.
Plusieurs magiciens ont présenté ce numéro à haut risque : en avril 1869, au Cirque Napoléon à Paris, le docteur Adam Salomon Epstein en offre une variante qui consiste à cueillir au bout d’une épée un mouchoir propulsé par la poudre d’un pistolet. Pour accomplir ce tour, il sollicite un volontaire pour lui tirer dessus. C’est le quatrième spectateur qui va finalement s’acquitter de la tâche et, en raison d’un prétendu problème technique, tuer Epstein. En réalité, celui-ci a planifié sa mort et… sa résurrection ! Il est en effet à l’affiche du cirque Renz2 deux ans plus tard, avec son spectacle Abracadabra… En mai 1918 au Wood Green Empire Theater de Londres, Chung Ling Soo a, pour sa part, trouvé la mort en réalisant ce qu’il titrait sur ses affiches Condemned to death by the Boxers, Defying the Bullets. Un siècle plus tard, certains ont également repris ce tour en introduisant une variante, notamment David Blaine, qui l’exécute en insérant un petit gobelet en acier dans sa bouche pour recevoir la balle, ou Penn and Teller, qui récupèrent entre leurs dents deux balles marquées par des spectateurs. Les deux magiciens se font face et, comme dans un duel, échangent leurs projectiles.
Invulnérables
La notion d’invulnérabilité est déterminante pour définir un large éventail de tours et contribue à donner au magicien une aura singulière, notamment dans le registre des grandes illusions. Dans son ouvrage publié en 1868, Confidences et révélations-Comment on devient sorcier, Robert-Houdin évoque les Aissouas qu’il a observés en Algérie : « ceux-ci mangent des épines et des chardons, ceux-là passent leur langue sur un fer rouge ou les prennent entre les mains sans se brûler. L’un se frappe le bras gauche avec la main droite ; les chairs paraissent s’ouvrir, le sang coule en abondance ; Il repasse la main sur son bras, la blessure se ferme, le sang a disparu. »
Les déclinaisons du fakirisme constituent un premier jalon pour en apprécier les évolutions : en dansant sur du verre brisé ou des braises rougeoyantes en contrepoint de son répertoire chorégraphique, l’élégant travesti rajahsthani Queen Harrish maintient une tradition ancienne de spectacularisation du corps protégé. Faire naître et manipuler du feu obéit à cette même fascination pour le côtoiement de la mort et du danger. Le professeur Seeman inaugure la version moderne de la crémation dans les années 1880. L’effet est impressionnant et la magicienne victorienne Vonetta3 en donne en 1914 une version saisissante en enflammant l’un de ses assistants. Le Belge Servais Le Roy crée dans les années 1950 un effet de crémation spectaculaire qui fait le bonheur des magiciens forains et le Français Yanco dans les années 1980, notamment sur la scène du cirque Achille Zavatta, fait frissonner le public lorsqu’il découvre un squelette noirci en lieu et place de la ravissante partenaire du magicien…
Survivre
Dans un autre registre, celui de l’escapologie, plusieurs magiciens font de l’attente et de l’angoisse le cœur de leur pratique. En se faisant enchaîner puis en se laissant immerger dans une cuve remplie d’eau dissimulée par un rideau avant de s’en échapper au bout de quelques interminables minutes, Harry Houdini offre de belles peurs à son auditoire, mais il connaît aussi un formidable succès. Cette tension est similaire à celle provoquée dans les années 1930 par l’illusionniste connu sous le nom de Georgy Pollman Steens. Né en France sous le nom de Charles-Louis-Fernand Brisbarre (1881-1939), cet évadé perpétuel se désigne lui-même comme « L’homme qui s’amuse avec la mort » sur les affiches du Cirque Ancillotti ou du Cirque des Alliés créé en 1935 par Amédée Ringenbach.
Dislocation et séparation de parties du corps sont autant de réminiscences des méthodes de l’Inquisition pour obtenir des aveux, mais les magiciens en font avant tout un symbole de leur invulnérabilité. Robert-Houdin n’a pas présenté lui-même cet effet, mais il a assisté et décrit une présentation du « décapité récalcitrant ». Plusieurs années plus tard, Georges Méliès a programmé cette attraction sous ce même nom sur la scène du Théâtre Robert-Houdin4 et d’autres magiciens comme Harry Kellar ou Adelaïde Herrmann ont également réalisé ce tour qui culmine peut-être avec la version de Bénévol, réaliste et d’autant plus terrifiante que l’attraction conclut le spectacle et que le public est invité à quitter le théâtre, sans applaudir, dans un silence de… mort !
L’idée de scier, sans dommages, un être vivant a nourri l’imaginaire du magicien anglais P.T. Selbit5 qui, en 1921, en a créé une version au Finsbury Park Empire de Londres. Cette version, exécutée avec une scie à main tandis que la « victime » est ligotée et enfermée dans une boîte, a été reprise par des magiciens comme The Great Carter ou Robert Harbin. Mais c’est Horace Goldin6 qui a réellement popularisé le tour en le développant techniquement et en lui donnant une intensité extraordinaire. Goldin a notamment utilisé des plaques de métal pour séparer « proprement » les deux moitiés du corps coupé et une scie circulaire. En utilisant le même procédé sans boîtes pour dissimuler sa partenaire, le Péruvien Richiardi Junior7 s’inscrit dans les pas d’Horace Goldin ou de l’Indien P.C. Sorcar8, celui-ci s’est d’ailleurs arrêté à la première étape du tour et n’a pas reconstitué la femme en direct à la télévision
Richiardi en donne une version grandguignolesque avec des assistants vêtus de blouses blanches, des vapeurs d’éther diffusées dans la salle, beaucoup de sang et des entrailles bien visibles à l’issue de la découpe. Le magicien renoue ainsi avec l’hyperréalisme élisabéthain lorsque les acteurs victimes d’un combat meurent en se vidant ostensiblement de leurs viscères sous les yeux d’un public fasciné. La perception des spectateurs évolue néanmoins d’un siècle à l’autre puisqu’à l’occasion de son passage au programme de la célèbre émission de télévision « La Piste aux Étoiles », Richiardi Junior a été remercié à l’issue de la répétition générale : les rares spectateurs et les techniciens, pris d’irrépressibles nausées, ont convaincu les producteurs d’annuler la diffusion d’un tel bain de sang à une heure de grande écoute… Quelques décennies plus tard la perception a encore évolué et David Copperfield donne sa propre version de la scie circulaire en se tranchant lui-même le corps en deux. L’illusion provoque toujours de beaux frissons dans une assistance éternellement partagée entre oser regarder et ne pas y croire…
1. Jean Chassanion, Histoires memorables des grans et merveilleux jugemens et punitions de Dieu avenues au monde, principalement sur les grans, à cause de leurs mesfaits, [...]. [Genève] : Jean Le Preux, 1586. Bibliothèque de Genève, Bc 3216, https://doi.org/10.3931/e-rara-6550 / Public Domain Mark, p. 136.
2. Mentionné par Alwill Raeder, Der Circus Renz in Berlin (1846-1896), Berlin, Éditions Ullsteine & Cie, 1897. p. 130 et 131.
3. La magicienne anglaise Vonetta est née Etta Ion vers 1877 et décédée en 1964 (à l’âge de 87 ans). Ses illusions les plus connues sont The Flying Chest, The Floating Coffee et The Fire & Sword Cremation.
4. Georges Méliès fait le récit par le menu des avatars de cette reprise dans Passez Muscade, le Journal des prestidigitateurs, dans un numéro de 1928 dont la une est titrée : « Le Décapité Récalcitrant ».
5. P.T. Selbit, est né Percy Thomas Tibbles (1881-1938).
6. Né à Vilnius (actuelle Lithuanie) de son vrai nom Hyman Elias Godstein (1873-1929) a été naturalisé américain.
7. Pseudonyme de Aldo Izquierdo (1923-1985).
8. Né Protul Shandra Sarkar, en 1913 au Bengladesh et mort en 1971 au Japon.