par Luc Boucris
Au cirque, pas de décors, pas non plus d’hétérotopie, cette juxtaposition « en un seul lieu réel [de] plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles »1. Ce n’est pas pour rien que Pascal Jacob note : « force est de constater que la scénographie, au sens théâtral du terme [y] est réduite à sa plus simple expression. »2
Et, à vrai dire, quand on se penche sur les génériques des spectacles de cirque, il n’est pas encore très fréquent de voir la scénographie citée en tant que telle.
Pourtant plusieurs indicateurs témoignent du fait qu’elle y est devenue un concept nécessaire. C’est ainsi que, par exemple, Emmanuel Wallon note : « les artistes de cirque sont devenus aussi poètes que malabars, scénographes autant qu’augustes, comédiens ainsi que dompteurs. »3 Jean-Pierre Angrémy, dans l’avant-propos du même ouvrage, rend le même genre d’hommage à cette discipline quand il écrit que le clown « est tout à la fois scénographe de son numéro, gagman, musicien, jongleur, funambule, etc. »4
François Cervantes la fait apparaître au générique de ses spectacles en l’assumant5 au même titre qu’il en assume la mise en scène. Philippe Goudard et Maripaule B. revendiquent, eux, pour les leurs la collaboration d’un scénographe, Gilles Lambert6. De fait, on sent bien que, depuis peu, l’appel au scénographe connaît une montée en puissance, comme le montre, exemple parmi d’autres, la collaboration du clown Nikolaus avec Raymond Sarti7.
« Aguerri à une réflexion esthétique poussant dans ses retranchements la relation acteurs-spectateurs, conscient que la relation frontale n’était pas tout, j’avais expérimenté toutes sortes de formes scénographiques neuves… L’art de l’acteur avait besoin de trouver des résonances nouvelles en même temps que l’image scénique était à réinventer. Et en particulier par des scénographies remettant en cause la bi-polarité axiale, le face-à-face spectaculaire de la boîte à l’italienne, tout était à repenser : l’acteur au cœur de l’image, exposé aux regards croisés des spectateurs et se situant à l’épicentre de toute énergie, il redevenait l’initiateur premier du récit. On note que toutes ces questions énoncent la problématique de l’artiste de cirque. » Gilles Lambert, lettre à Maripaule B.
Interroger l’espace
C’est le résultat d’une double mutation/révolution : celle du cirque lui-même et celle de la scénographie. Que ce soit au sein même de ses quatre disciplines de base (manipulation d’objets, acrobatie, dressage et jeu clownesque), à leur intersection ou au travers d’hybridations diverses (avec la danse, le théâtre, les arts plastiques, etc.), le cirque a pris le parti d’interroger l’espace. Quant à la scénographie, elle est réapparue, de fait, sinon dans le vocabulaire, au tournant du XXe siècle, au théâtre d’abord avant de se diversifier à partir de cet ancrage théâtral, parce qu’il devenait impossible de s’en tenir au décor traditionnel recourant essentiellement à la technique de la toile peinte et urgent de s’atteler à la question de l’espace de façon plus globale et plus complexe.
La question du chapiteau, qui nous conduit au voisinage de l’architecture, nous fournit d’excellentes entrées dans cette double problématique. Notons, pour commencer, avec Pascal Jacob dans l’article déjà cité, qu’il constitue déjà, avec « la piste, le rideau pourpre, les mâts et la banquette […] l’expression d’une scénographie "assumée" ». Cela veut dire qu’il met en œuvre et résume à lui seul une dramaturgie, un état d’esprit et une relation au spectateur : une dramaturgie du risque (affrontement de la dimension verticale, affrontement du public sans adossement protecteur), état d’esprit forain et relation festive et de connivence avec des spectateurs que le cercle convie à se rassembler en public.
Notons aussitôt que tout ceci ne confère au chapiteau aucune exclusivité et la revendication même du droit à la frontalité illustre à merveille cette mise en crise de l’espace qui est décisive (et si productive) dans les arts du spectacle modernes et contemporains.
Il n’est pas étonnant toutefois que le chapiteau conserve ce pouvoir d’attraction et cette force imaginaire qu’Aurélien Bory, fondateur de la Compagnie 111, explore dans son spectacle Géométrie de Caoutchouc (2011) où il a voulu « faire une sorte d'étude de cet espace »8. Pour ce faire, il prend « comme décor une réplique en modèle réduit du chapiteau » dans lequel le spectacle prend place. Répondant aux questions qu’on lui pose, il note, entre autres remarques, que le chapiteau est un lieu de promesse ; il ajoute que son histoire renvoie à la skéné du théâtre grec, mot dont la signification étymologique est « tente ». Bref, il en illustre la richesse dramaturgique.
Dramaturgie, dramaturgies
Car, outre le fait d’interroger notre relation à l’espace, l’essentiel de la question esthétique posée par la relation cirque/scénographie est bien là : d’une part donner toute sa place à cette dramaturgie de l’audace si importante pour définir l’identité circassienne, comme l’avait bien reconnu, par exemple, un Meyerhold9 ; d’autre part enrichir cette dramaturgie en allant au-delà de la pure et simple admiration pour la prouesse.
Avec Quidam (1996), Le Cirque du Soleil illustre de façon encore tout à fait convaincante ce parti pris esthétique. La scène est surplombée par une arche en acier qui permet de faire arriver acrobates et matériel à hauteur de coupole. Elle évoque un lieu où se croisent les « anonymes » – des quidam. Le système est géré par ordinateur. On connaît la démesure spectaculaire qui s’est enclenchée là, conduisant le Cirque du Soleil à un redoublement de la prouesse acrobatique par la prouesse technologique qui ne pose plus guère de questions.
C’est en des termes presqu’opposés qu’il faudrait parler de Carnages (2013) de la Cie l’Entreprise/François Cervantes. L’audace des clowns de ce spectacle qui trouve sa source dans les Entrées clownesques de Tristan Rémy, bien que dérisoire, est tout aussi démesurée que la précédente, mais elle est existentielle et donc d’une tout autre nature. Elle les conduit à affronter courageusement le théâtre (fictivement) désaffecté dans lequel ils se sont réfugiés, à y bâtir, dans une scénographie de cartons d’emballage, rien de moins qu’un château. Ce château est fragile et burlesque, certes, provisoire puisqu’il ne dure qu’un bref moment dans le déroulement du spectacle, mais il porte témoignage que, malgré la déglingue où ils sont empêtrés, jamais ces (les) clowns ne renoncent, rebondissant de situation en situation jusqu’à un Olympe tout à la fois comique, émouvant et poétique.
Catalyseurs de création et de relation
C’est tout particulièrement autour des agrès que la scénographie trouve un terrain d’expression propice et significatif et ce, dans des modalités diverses.
Pour In vitro 09 (2009), Archaos met en place une structure qui, tout à la fois, permet d’accrocher des agrès, devient agrès elle-même et s’inscrit dans le propos du spectacle en développant une métaphore spatiale polysémique (un laboratoire, une construction de parc zoologique, etc.) tout en évoquant un chapiteau. Ce faisant, elle s’inscrit, à part entière, dans le projet global d’Archaos : volonté d’entrer en écho esthétique, social et politique avec son époque, désir de placer la démarche circassienne sous le signe de l’exploration avec l’ambition de mettre en forme des « univers à bâtir », selon sa déclaration sur son site.
La proposition du scénographe Goury pour Du Goudron et des plumes (2010) de MPTA
– Mains Pieds et la Tête Aussi –, et Mathurin Bolze agit comme un moteur de création et une provocation à l’action. Il s’agit d’un plateau suspendu, mobile dans les trois dimensions ; généralement horizontal, il peut être positionné obliquement mettant alors les « acrobates-personnages » qui l’occupent en position particulièrement instable. Cet agrès géant est tour à tour plafond, scène mobile, mécanique affolée imposant l’adaptation à l’implacable mouvement de ballant qui l’anime. Il embarque le spectateur dans une rêverie mobile, elle aussi, mais toujours riche d’interrogations.
On ne saurait négliger enfin les effets matériel et subjectif de la scénographie sur les spectateurs et le public qu’ils constituent au terme du spectacle. Une approche dynamique de la notion de public est, en effet, essentielle pour comprendre la fonction esthétique de la scénographie.
La structure légère de Cirque Nu produit une concentration qui crée ou renforce en chacun un sentiment d’intimité partagée. Le dispositif des « Arts Sauts » qui place les spectateurs sur des sièges bain de soleil et situe les voltiges à 12 mètres de haut crée dans le public un double sentiment de gratitude : celle qui naît de l’accueil et celle qui surgit de la belle métaphore de l’idéal réalisé que suggèrent les envols. Le rythme qu’établit la machine dans Du Goudron et des plumes impose aux spectateurs une empathie qui leur permet de ressentir physiquement que seule une solidarité sans faille permet de lui faire face. Les agrès et plus encore le chapiteau qui s’effondre à la toute fin du spectacle de Nikolaus Holz, en prenant à rebours le titre, Tout est bien !, leur remettent, paradoxalement, les pieds sur terre.
Entre la scénographie et le spectacle circassien, c’est donc d’une collaboration active qu’il s’agit, car l’espace, loin d’être un simple contenant, exerce une fonction déterminante que ce soit au stade de la conception ou à celui de la réception.
1. Michel Foucault « Des espaces autres », dans Architecture, mouvement, continuité, n° 5, Dits et écrits, 1984.
2. Pascal Jacob, « La victoire de la 3e dimension », in Arts de la piste, p. 18, Paris, octobre 2004.
3. E. Wallon, dans l’introduction de l’ouvrage collectif Le Cirque au risque de l’art (dir. E. Wallon), Actes Sud, Papiers, 2002, p. 14.
4. Ibid, p. 8.
5. En partageant cette responsabilité avec d’autres intervenants situés du côté de la technique. C’est l’occasion de souligner que la scénographie invite à nouer intimement la technique et l’esthétique.
6. Particulièrement significative de cette collaboration, les scénographies qu’il a réalisées pour Motusse et Paillasse – Clowns (1984), Le cirque intérieur (1986) et Cirque Nu (1995), reprise pour À corps et à cris (2002).
7. Pour Tout est bien, catastrophe et bouleversement, 2012.
8. Tous les propos qui suivent sont empruntés à une interview d'Aurélien Bory par Manuel Piolat Soleymat réalisée en avril 2011.
9. En particulier dans un texte intitulé "Vive le jongleur !", paru dans Echo du cirque n° 3, en août 1917, et traduit par Béatrice Picon-Vallin pour Du cirque au théâtre, volume de la collection Théâtre années vingt, l’Age d’homme, 1983.