Le chapiteau et l'itinérance

Quatre exemples récents

par Marcel Freydefont

Le Bal des Intouchables

Le spectacle des Colporteurs (2013) intéresse pour trois raisons. Tout d’abord le thème du spectacle dont le titre amène à faire une référence éclairante même si elle n’est pas certaine : le mot grec byzantin Atsinganos (Ατσίγγανος) qui signifie celui qui est intouchable1. Il est celui qui est mis en dehors de toute classe sociale. Le synopsis, inspiré du Dépeupleur de Beckett traduit par le truchement d’une langue sur le fil, tisse les liens qui unissent les hommes et les femmes, les jeunes et les anciens, les fragiles et les agiles, parlant l’air de rien, doucement et durement, toujours avec humour, de la vulnérabilité et de la résilience, de la renaissance et de la transmission. Le spectacle qui débute par une séquence d’éjection provoquée par une force centrifuge exercée sur un défilé circulaire d’individus extraits de sacs poubelles, s’achève par un bal centripète sur la piste. La scénographie tendue d’agrès, fil, trapèze, mât chinois, corde lisse, trace avec minimalisme le cylindre d’une centrifugeuse qui fait penser au Théâtre sphérique de Weininger. Ensuite, le projet du campement qui environne le chapiteau du spectacle, avec un second chapiteau et les roulottes de la troupe, réalisant le souhait comme ce fut le cas à Nantes de s’implanter pendant un mois en centre-ville, en toute porosité avec les murs de la cité. Enfin, l’inscription de ce projet dans une intention d’itinérance durable et de nomadisme tempéré, à travers des mesures écologiques et une médiation sociale : prendre le temps de vivre, de rencontrer et d’échanger. Pour ce spectacle, les Colporteurs ont donc ajouté à leur grand chapiteau, un petit chapiteau d’accueil, le Boby Bar, construit également par HMMH2, société connue pour ses nombreuses réalisations en ce domaine.

Géométrie de caoutchouc

Créée en 2011 à Nantes, cette « pièce pour un chapiteau » d'Aurélien Bory a été présentée en tournée jusqu’en 2013. Le qualificatif d’hybride vient rapidement pour qualifier son travail ; Télérama le présente comme « l’inventeur d’un cirque hybride et conceptuel ». Lui-même fait référence à « une hybridation de pratiques ayant un champ de convergences.

Chaque création s'inscrit ainsi dans la rencontre avec un autre contexte : celui d'un artiste, d'un lieu, d'une pratique, d'un milieu. Dans chaque cas, la démarche reste la même : c'est dans le déplacement des choses qu'on peut les amener aux bords, à l'endroit du questionnement ». Même si ce théâtre est « traversé par plusieurs disciplines, cirque, danse, arts visuels, musique », il est clair pour Bory que ce qu’il crée appartient au théâtre : « Notre théâtre appréhende la scène en tant qu'espace physique et y inscrit des actions physiques », constituant un théâtre physique.

 

 

Dans Géométrie de caoutchouc, le contenant (un chapiteau quatre mâts à plan carré) qui accueille artistes et spectateurs devient lui-même le contenu (sur scène, un petit chapiteau en réplique du grand, manipulé par des fils, est le véritable protagoniste du spectacle), dans une mise en abîme qui touche à la fois l’origine du théâtre et de la scène comme baraque de toile, la question du plein et du vide, de l’apparition et de la disparition, de la tentative et de l’échec. Actionnée dans un rapport quadri-frontal par huit acteurs (quatre couples impeccables en imperméable mastic) qui la prennent à bras le corps, cette architecture plastique odorante ne tient que par la tension de ses guindes. Machinerie théâtrale molle, éminemment métamorphosable, elle est le héros d’un récit dont le spectateur seul décide du sens ultime dans ce jeu de facettes : les acteurs naissent de ce ventre, puis escaladent sans répit la toile qui se dresse comme une montagne, s’affale, se tend à nouveau. Ici, l’usage du chapiteau est intrinsèquement lié à la nature de la création et à sa temporalité : le chapiteau est d’abord une scénographie spécifique à un spectacle. Par ailleurs, il est notable à cet égard que le constructeur soit un fournisseur « industriel » de cirques traditionnels, la société italienne Ortona Tensostrutture. Cela correspond à une démarche comparable au choix d’un véritable robot industriel pour le spectacle Sans objet.

 

Secret

Le Cirque-Théâtre d’Elbeuf est le dernier modèle de cirque théâtre en France. Johann Le Guillerm en a été le parrain de 2007 à 2015. En 2013, il a été programmé dans deux espaces. Dans le cirque en dur, il a présenté une installation, Monstration. Sous chapiteau, sur le champ de foire connexe au Cirque-Théâtre, il a présenté Secret, créé en décembre 2003. Il déclare ne plus faire de nouveaux spectacles, mais de continuer ce qu’il a entrepris, remettant sans cesse l’ouvrage sur le métier depuis la création de la compagnie en 1994. Secret dans sa forme originale et dans sa mutation de janvier 2012 ainsi que Monstration, qui a évolué vers une installation qui ne porte plus ce nom, actuellement composée des Imaginographes (outils d’observation), des Imperceptibles, de La Motte (sculptures en mouvement), des Architextures (sculptures autoportées), ainsi que de l’Observatoire (laboratoire), font partie de son grand œuvre Attraction, polyptique mutant qui interroge l'équilibre, les formes, les points de vue, le mouvement et l'impermanence, entre art et science. Ainsi était-il saisissant de passer de La Motte sur la piste du cirque en dur, séquence de Monstration, aux Architextures qui métamorphosaient l’aire de jeu bi-frontale sur la piste du cirque de toile. Le chapiteau est quelconque, banal, ce qui l’est moins est la scénographie bi-frontale. Le cercle est traversé par une longue piste processionnaire où défilent les matériaux propices aux constructions physiques et mentales qui forment la dramaturgie du spectacle. Ce qui intéresse ici dans cet usage, c’est le propos qui joue de façon topologique autant de l’espace stable que de l’espace mobile, dans une réelle complémentarité.

Transversal Vagabond, cirque chic et pas cher

Créée en 1974, la Compagnie Maripaule B. - Philippe Goudard, Cirque d'Art et d'Essai a conduit une démarche de création qui a toujours relié la question artistique de la forme circassienne à la question des lieux et des infrastructures. Marie-Paule B. et Philippe Goudard ont ainsi généré avec le scénographe Gilles Lambert (formé au TNS) de nombreuses architectures provisoires de cirque.

Le projet conduit par Philippe Goudard, Transversal Vagabond, cirque chic et pas cher (2006-2007), va à l’opposé, en se définissant comme un œuvre d’art-croisement de plusieurs chemins, se réduisant au strict nécessaire, choisissant le vagabondage, « sans feu, ni lieu ». Le chemin d’une définition d’un concept de cirque non industriel, ultra léger et mobile, adaptable à chaque culture du monde ; le chemin d’une collaboration entre artistes, techniciens et chercheurs de différentes nationalités, allant à la rencontre les uns des autres vers les publics de leurs pays ; le chemin d’écriture et de création d’un spectacle composite. Ainsi le cirque revient à ses sources : le nomadisme et l’adaptabilité, la prouesse, le numéro, le corps et trois de ses principales disciplines : acrobatie, manipulation d’objets, jeu burlesque… Ce projet constitue pour Philippe Goudard un processus, un positionnement politique et économique reposant sur des choix esthétiques : il n’implique pas son propre lieu, il agit comme un coucou qui fait son nid, ou comme un Bernard L’Ermite.

 

À Aurillac en 2013, Nigloo et Branlotin et leur Petit Théâtre Baraque se sont joints à Titoune et Bonaventure, à Mads, du Cirque Trottola pour un spectacle Matamore, donné dans un dispositif de fosse, de tonneau, de cylindre sous un chapiteau, creusant ainsi l’arène comme dans un théâtre anatomique. Il faudrait enfin citer les nouveaux cirques stables à Auch ou Calais. Ainsi, l’itinérance durable, le nomadisme tempéré, le cirque ou théâtre physique qui joue des lois secrètes de la nature, le vagabondage artistique en quête de la source vivifiante, l’architecture humaine des expressions, forment une architecture existentielle qui génère selon la nécessité ou l’opportunité, l’abri ou l’édifice, provisoire ou permanent, itinérant ou stable, indispensable à son avènement, dessinant les figures toujours renouvelées des arts de la piste, des arts de la rue, des arts de la scène dans une perspective solidaire. Il est frappant qu’une façon de désigner ces arts du spectacle vivant, selon la formule consacrée, procède de l’espace investi ou suscité : piste, scène, rue, termes dont la sémantique est riche et doit être corrélée.

 

 

1. « Tsiganes ou Tziganes est un terme qui apparaît dans la langue française au début du XIXe siècle, probablement par calque du mot russe tsigan, lequel pourrait provenir, via l'ancien russe et le bulgare, du mot grec byzantin Atsinganos, qui est la prononciation populaire d’Athinganos : « qui ne touche pas » ou « qui ne veut pas être touché », littéralement les « intouchables ».

2. Dans la profession depuis 1971, Napo, concepteur réalisateur et utilisateur de structures pour des usages aussi variés que le cirque, le nouveau cirque, le théâtre ou l'événementiel, s'est associé avec son frère Hubert Masse pour créer, en 2000, la sarl HMMH, constructrice de nombreux chapiteaux d’artistes.