Le trapèze

 

De la corde volante au trapèze

par Pascal Jacob

 

La danse de corde, pratiquée entre deux croisés de bois avec parfois une tension très relative qui accentue une accentuation de la courbe centrale, est un premier prétexte au développement de figures intermédiaires entre l’équilibre et le ballant. Cette corde souple, accrochée entre deux points à plus ou moins grande hauteur, considérée dès lors comme « volante », incurvée par le poids du corps qui la chevauche, est considérée comme la matrice intuitive d’un agrès protéiforme. Le trapèze, du grec trapezion « petite table », puise là une partie de son histoire. La corde, simple forme tressée dont la flexibilité naturelle suggère un mouvement de balancier, ample et maîtrisé, est à la fois un agrès autonome et la première étape d’une mutation décisive. L’ajout d’une barre de bois, finalement suspendue entre deux cordes, a permis le développement de plusieurs techniques issues d’un même agrès. Trapèze fixe, trapèze ballant, trapèze volant et trapèze Washington, à quelques nuances près, sont des variations nourries d’une seule et même influence, mais ils n’ont pas pour autant phagocyté la corde volante, discipline à part entière, enseignée dans les écoles supérieures dédiées aux arts du cirque et prétexte à autant de variations contemporaines que de séquences classiques à l’instar du travail de l’acrobate d’origine tchèque Dewert, de la prestation de la troupe acrobatique de Pyongyang en 2003 au Festival international du cirque de Monte-Carlo ou, plus près de nous, de Fanny Austry, Sandrine Duquesne et Marie Jolet ou de Julien Cramillet, formés au Centre national des arts du cirque de Châlons-en-Champagne.

 

 

 

Le trapèze, fixe et ballant

par Magali Sizorn

 

Barre de bois ou de fer suspendue à deux cordes : le trapèze est l’agrès circassien par excellence. Son histoire se confond avec celle de la mise en spectacle des exercices de gymnastique et la multiplicité des usages appelle tous les imaginaires, de l’ascension à la chute.

 

Simplicité de l’objet, sophistication des usages

Selon Georges Strehly (1903), l’appellation « trapèze » serait liée à la forme originelle de l’agrès : les deux cordes n’étaient pas verticales, mais obliques, suspendues par un crochet permettant rotations et balancements. Au XIXe siècle, cet agrès fut emprunté aux saltimbanques, notamment par Phokhion Clias, mais le trapèze de cirque est avant tout une importation des salles de gymnastique, amorosiennes en particulier. Le colonel Francisco Amoros conçoit en effet des exercices au trapèze, entre autres agrès, dans le cadre d’une gymnastique utilitaire et morale.
Dès l’apparition des numéros de trapèze au cirque vers 1850 (les premiers sont généralement attribués aux frères italiens Francesco), une course au spectaculaire et à l’exploit va s’engager. Des trapézistes vont même s’envoler sous des montgolfières dès le milieu du XIXe siècle ou sous des hélicoptères, un siècle plus tard, avec Andrée Jan survolant les places estivales (Jan, 1953). La logique du spectacle va ainsi progressive-ment distinguer les finalités des pratiques de cirque et de gymnase.
La simplicité de l’objet contraste ainsi avec la sophistication de ses usages pour le spectacle : complexification des figures, travail à grande hauteur, conjugaison des techniques de trapèze (fixe, ballant, volant ou d’équilibre), combinaisons d’acteurs et d’agrès (à deux sur un trapèze avec porteur et voltigeur ; en double trapèze avec barres accolées ; association de cordes, anneaux, tissus, etc.).

 

 

Une expérience contradictoire

Dans Les Ailes du désir de Wim Wenders (1987), une trapéziste pousse un ange à devenir mortel pour aimer. Les oppositions jouées et mises en scène dans le film (la vie/la mort, la matérialité/l’immatérialité, le terrien/l’aérien), rappellent toute l’ambiguïté fondatrice de l’expérience du trapéziste. Ainsi, l’Espagnole Miss Mara s’élevait sous les coupoles des cirques des années 1940 à 1970, dans un numéro conjuguant grâce, force et prise de risque. Suspension par le coup de pied, tractions, puis, chute en ballant avec récupération par les talons, elle provoque peurs et soulagements chez les spectateurs.
Le trapèze est convergence de contraires : dans ses usages, comme dans la réception des numéros, il engage systématiquement un jeu avec la binarité du lourd et du léger, du mobile et de l’immobile, du plaisir et de la douleur, de l’actif et du passif, du puissant et du fragile, du masculin et du féminin. Aujourd’hui, le numéro de contorsion au trapèze fixe et ballant d’Aurélia Cats (récompensé notamment au Festival mondial du cirque de demain, en 1995)  joue de ces contrastes. Féminine, elle est aussi puissante ; légère sur l’agrès, elle raconte que le travail au trapèze marque pour autant les corps. Avant elle, dans les années 1930, Albert Powel, vedette du cirque Ringling Bros and Barnum and Bailey, alliait lui-aussi contorsions et acrobaties au trapèze, dans un travail « remarquable […] d’audace et de grâce, travail extrêmement bref, mais d’une intensité dynamique rare » (Medrano magazine, 1934 ). S’enroulant autour de la barre du trapèze, il souriait sur les photographies de l’époque, se balançant dans un mouvement comme naturel, faisant s’effacer effort et travail du corps.

 

 

Oublier l’agrès, explorer le vertige

Le développement et le perfectionnement du travail à la longe dans les années 1980, sous l’impulsion du russe Victor Fomine et du canadien André Simard, a considérable-ment changé le travail au trapèze : il devient plus acrobatique, certes, mais s’engage aussi sur d’autres voies que celle de la prouesse technique. Sécurisé, l’acrobate s’autorise plus facilement un travail d’interprétation. La longe rappelle, comme l’usage esthétisé de la magnésie ou de la résine utilisées pour ne pas glisser, que le trapéziste est humain, et que sa préoccupation première est d’abord de ne pas tomber. Les questions du risque, de la performance et de l’authenticité sont aujourd’hui déplacées. La verticale se fait sensation à éprouver et le vertige est ressenti, par l’artiste comme par le spectateur, autrement et ailleurs, au raz du sol comme au bord d’une paroi abrupte.

 

 

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